Il y a un problème Poutine dans le monde. Et l’Afrique étant une partie intégrante du monde, il y a donc un problème Poutine en Afrique. Adrien Poussou a décidé d’y consacrer sa plume. Son exercice réflexif est livré au public par L’Harmattan, sous un titre froid, à la sibérienne, à la russe aussi : « L’Afrique n’a pas besoin de Poutine ». L’auteur y dénonce le « poutisme », qu’il qualifie de poison pour le continent.

Je me suis toujours méfié des livres rédigés par des hommes politiques. Et lorsque l’auteur est, en sus, un technicien de Communication, ma méfiance devient obsession. Chaque mot est sondé, à la recherche du piège, de la propagande, du dessein inavoué… Je n’avais pas totalement tort, puisque je termine la lecture du livre d’Adrien Poussou avec doutes et interrogations, sentiments justifiés par la violence de mots et concepts qui s’y dégagent. Perplexité aussi face aux conclusions, nombreuses, qui m’éloignent de l’auteur. Mais, sur de nombreuses thématiques nous sommes en accord. Les jeux diplomatiques sont devenus plus complexes et plus subtils en raison de l’émergence de forces nouvelles qui bouleversent les données de l’échiquier diplomatique mondial et du surgissement de nouveaux pôles de forces militaires, économiques, diplomatiques…

En débat depuis toujours, la question de l’attitude des pays africains vis-à-vis de la mue de l’histoire du monde constitue un enjeu de taille pour le continent en ce sens qu’il joue sa place dans le concert des nations et dans le façonnement du monde actuel pour un nouvel équilibre géopolitique.

France m’a « tuer » …

Dans la partie francophone du continent, ce débat au sein de l’élite, prend la forme de griefs contre l’ancienne puissance colonisatrice, la France. Adrien Poussou rapporte et analyse cette histoire de désamour. On y voit un imbroglio. La France est accusée de toute part. L’agir politique de ses représentants est dénoncé. Son héritage historique est contesté. Vérités et mensonges se mélangent, offrant finalement une cacophonie à rompre la surdité de Beethoven. Mais dans ce tintamarre, s’appuyant sur une analyse rigoureuse, Adrien Poussou explique avec clarté les raisons du désamour. Selon l’auteur, « malgré les dénégations de Paris, les pouvoirs publics français sont considérés en Afrique au mieux comme complices des pillages, emprisonnements d’opposants, tortures, assassinats d’adversaires politiques, détournements de deniers publics, et au pire, ils sont désignés comme instigateurs et principaux bénéficiaires des méfaits des dirigeants locaux. »

L’auteur fait valoir « qu’il faut relever pour le regretter, l’incapacité quasi congénitale de la France et de la majorité des Français à s’intéresser véritablement à l’Afrique, à son histoire, à ses traditions, ainsi qu’à la complexité de ses réalités sociales et sociétales. » Et il voit dans cette « ignorance et ce désintérêt de la France pour l’Afrique réelle l’échec face à une concurrence qu’elle avait sous-estimée : celle de la Russie donc.

De tels reproches ont leur valeur même quand ils sont contradictoires. Et il serait ridicule et inintelligent de tout balayer du revers de la main. Très nombreux, ses griefs ne sont pas que symboliques et tout ne se ramène pas à une affaire d’affects contrariés. Dans la plupart des cas, c’est l’ordre géopolitique sorti tout droit de la colonisation et la place subalterne qu’y occupe l’Afrique francophone qui sont remis en cause. Pour l’auteur, et à raison, certaines modalités de l’action de la France sur le continent africain en général, créent plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. En règle générale, ce sont les Africains qui paient le prix le plus élevé de ces aventures. Cela doit cesser si tant est que le projet consiste à se frayer des chemins nouveaux. Il s’agit pour la France et ses amis Africains d’ouvrir une perspective réflexive qui tienne comptes des réalités de chaque pays et l’évolution de la géo-économie et de l’histoire. Si la vision est brouillée, c’est peut-être la loupe qu’il faut changer. La relation avec la France a été et reste problématique pour les Africains. A ce titre, elle doit faire l’objet d’un examen sans complaisance, d’une réflexion approfondie et indépendante tournée vers le futur (Achille Mbembé et Felwine Sarr, 2017 : « Africains, il n’y a rien à attendre de la France que nous ne puissions-nous offrir à nous-mêmes ! », Le Monde, 27.11.2017)

… au secours BRICS !

En vérité, le cœur du livre d’Adrien Poussou se dresse contre le « Poutinisme », néologisme inventé par l’auteur pour désigner tout ce qui est détestable chez le dirigeant russe. Et Adrien Poussou de proposer aux Etats africains de rompre toute coopération économique avec la Russie de Poutine. Nous touchons ici aux raisons de ma perplexité soulignée au début de ce papier. Les arguments en faveur de cette rupture ne manquent pas. Pour autant, on peut faire valoir une autre opinion. Adrien Poussou l’admet. Les perspectives et les opportunités économiques pour l’Afrique sont vastes, tout comme le sont les possibilités d’exploiter au mieux ces opportunités à travers un plus grand engagement commercial avec de nouveaux partenaires. Et les regards se tournent aujourd’hui vers les pays dits de BRICS. La raison en est que le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud jouent un rôle de plus en plus éminent dans le commerce, l’investissement, le financement et la gouvernance à l’échelle mondiale.

La Chine déplace les normes en matière de coopération internationale, brise les monopoles historiques, défie la communauté occidentale en proposant même un « consensus de Beijing » opposé au « consensus de Washington », dont la doctrine est de ne jamais assortir l’aide de quelconque conditionnalité de bonne gouvernance ou de respect de déroulement d’élections démocratiques. En ce sens, la Chine se singularise dans tous les pays où elle se trouve. Son statut de « pays en développement » et une grande puissance économique lui permet d’influencer l’agenda international. Mais surtout la Chine représente le plus grand marché mondial, avec une population qui devrait s’accroître de près 230 millions d’ici 2030.

A l’évidence, la présence croissante de la Chine en Afrique offre à cette dernière l’opportunité de desserrer les liens de dépendance qui la lient encore étroitement aux anciennes puissances coloniales et aux institutions financières internationales. En plus de contribuer à l’élargissement de l’espace politique, les nouveaux liens qui se sont tissés entre la Chine et l’Afrique permettent de réduire la pression financière qui pèse sur les États africains, lesquels retrouvent des marges de manœuvre budgétaire que les ajustements structurels leur avaient retirées.

Et comme la Chine, un grand pays des BRICS est de retour en Afrique : la Russie. Disons-le : Poutine n’est pas la Russie. Et la Russie ne se résume pas à Poutine.

La coopération entre l’Afrique et l’ex Union soviétique était sans contexte un modèle dans le domaine de l’éducation. Dans les années 1970, l’Union Soviétique a formé – dans ses universités et grandes écoles –, un grand nombre de cadres africains : ingénieurs, architectes, médecins. Aujourd’hui encore, on estime à environ 8.000 le nombre d’étudiants africains formés en Russie. De manière générale, la Russie reste très compétitive en Afrique subsaharienne. Comme la Chine, la Russie intervient par l’entremise de ses nombreuses entreprises, privées ou d’Etat, dans de nombreux domaines : secteur gazier et pétrolier, en matière de diamants, du nucléaire civil ou encore de l’armement. La Russie jouit de nombreux atouts face à la concurrence des autres pays. Les liens historiques, hérités notamment de l’URSS ne sont pas parmi les moins importants. D’un point de vue stratégique la Russie peut se prévaloir, à l’égal de la Chine, de son indépendance. La Russie constitue ainsi aux yeux des Africains la solution à l’impérialisme des anciennes puissances coloniales. Mais la Russie, ce n’est pas qu’une question géostratégique. Les Russes ont un réel savoir-faire dans de nombreux domaines qui devraient retenir notre attention dans la perspective de la mise en valeur de nos ressources naturelles. Il se trouve aussi que tous les spécialistes africains confirment la robustesse du matériel russe par rapport à ceux de la Chine par exemple. Ainsi, la coopération avec l’URSS, longtemps fondée sur des bases idéologiques, peut désormais sans complexe embrasser les domaines économique et militaire.

Réfléchir sur la destinée de l’Afrique et des Africains est aujourd’hui une démarche nécessaire et décisive à laquelle doivent être conviées toutes les forces vives du continent. Alors que la plume d’Adrien Poussou, majeure, continue de courir. Et que l’encre de cette plume trace une ligne continue entre la Russie et le continent africain en laissant de part et d’autres Poutine et les dictateurs africains.

Dr. Jeannot Christophe GOUGA III

Conseiller à la Commission de la CÉMAC