Par Odilon Maurice OUAKPO

Doctorant en droit public économique à l’UCAC (Yaoundé) Diplômé en Relations

Internationales et Diplomatie, Lyon III

Les implications du retour de jeu de puissances

En réalité, la décortication des faits diplomatiques permet de remarquer que le conflit centrafricain, se déroule sous la forme d’une guerre froide entre la France et la Russie. Les médias servent bien de lieux de passe d’armes entre les différentes chancelleries de ces deux pays et la médiatisation de ce duel entraine de fortes implications tant à l’intérieur (A) de la Centrafrique qu’au-delà de ses frontières (B).

Les implications du duel franco-russe à l’intérieur des frontières centrafricaines

D’entrée de jeu, il convient de souligner que le duel franco-russe s’inscrit dans ce qu’on appelle en relations internationales, le jeu de puissance et dans ce cas précis, nous vivons le retour du jeu de puissances en Afrique subsaharienne. Ce n’est pas un phénomène nouveau en diplomatie. Le moins que l’on puisse dire tout au plus, c’est que le duel franco-russe a conduit à la bipolarisation de la société centrafricaine. Jadis, l’Hexagone était le seul centre décisionnel de la politique intérieure et extérieure du pays. Qu’on soit du pouvoir, qu’on soit de l’opposition, qu’on appartienne à la société civile, qu’on provienne des groupes armés, si l’on n’est pas adoubé par la France, on n’y peut rien.

Mais depuis l’irruption de la Russie dans le conflit en Centrafrique, les cartes ont été rabattues divisant par-là, la société centrafricaine en deux. D’un côté, il y les pro-russes et de l’autre, les pro-français. On pourrait en avoir un troisième qui est celui de la majorité silencieuse. Le clan des pro-russes, c’est d’abord, le régime du Président Touadéra avec tous ses caciques dont quelques groupes armés signataires de l’APPR-RCA, c’est-à-dire ceux qui acceptent la présence russe et font bon ménage avec la politique du Président Touadéra. Dans la majorité présidentielle, le problème de la Centrafrique, c’est la France, l’opposition et les groupes armés. Ce qui n’est pas forcément vrai, parce qu’une telle assertion conduit à une sorte de déresponsabilisation des autorités vis-à-vis de leurs charges. Et même si cela était vrai, la Russie n’est pas forcément la solution.

Le deuxième camp est celui des pro-français qui, parient sur le soutien de la France pour pouvoir renverser la pyramide. C’est une tâche combien difficile dans la mesure où la France, même sans la présence russe, avait déjà mauvaise presse aux yeux de l’opinion nationale. Qui plus est, ceux qui sont dans l’opposition, ont dans un passé relativement récent, eu à tenir les gouvernails du pouvoir sans grand succès. Il reste que sans être pro-français, on peut ne pas être d’accord avec la présence russe, car le problème peut être la France mais la solution n’est pas forcément la Russie.

Or, du fait de la présence russe, toute personne qui ne partage pas les lignes politiques du Président Touadéra, est d’office fourguée au rang des opposants et toute personne qui s’élève contre la présence russe, doit subir le bannissement. Tout porte à croire que le Centrafricain est en quête perpétuelle d’un certain paternalisme pour se mettre sur la voie du développement. Mais ici, cette quête n’est pas autonome car sous couvert du bilatéralisme, elle est mue par la présence russe et uniquement tournée vers elle. C’est donc un leurre de prétendre défendre les intérêts des populations dans le partenariat avec la Russie qui ne saurait traiter d’égale à égale avec la République Centrafricaine.

En réalité, les pro-russes sont aussi à plaindre tout autant que les pro-français. Dans le monde des relations internationales, il n’y a que les intérêts qui poussent les uns et les autres à être ensemble. Sitôt que les intérêts sont atteints, les alliances de circonstance se disloquent. Pour vaincre les rebellions, le Gouvernement s’est payé le service des hommes de Poutine dont on dit appartenir au groupe Wagner. Malgré les appareils sophistiqués dont ils disposent, ils n’ont pas pu défaire pour de vrai tous ces groupes armés. Il n’y a jamais eu d’affrontements réels sur le terrain.

En d’autres termes, si la France n’a pas défait les rebellions, la Russie n’en a pas fait mieux parce que les rebellions dans les Etats fragiles servent les intérêts de tout le monde : Pouvoirs en place, opposition, société civile, communauté internationale, même les groupes religieux. Toujours à propos des rebellions en Centrafrique, parce que la Russie a aidé le Gouvernement à réduire les poches de résistance de ces derniers, elle a droit au retour sur investissement. On le voit avec les contrats miniers tous azimuts qui ont été octroyés aux entreprises russes tout comme aux investisseurs Rwandais qui participent à la sécurisation du régime de Bangui aux côtés des combattants de Wagner. On dira bien : « L’ouvrier mérite son salaire ».

Comme la France jadis, elle lorgne les matières premières de tous les Etats à qui elle vend chère l’illusion de libération et de la révolution politique qui n’est en réalité que la marque d’un néocolonialisme qui ne dit pas

son nom. Comme la France qui avait envahi tous les secteurs clés de l’administration, la Russie a placé partout des hommes qui ne travailleraient que pour Wagner. Il faudra donc reconnaître que la République Centrafricaine a sous-traité sa souveraineté avec les hommes de Wagner. Et parce que la Centrafrique a ainsi bradé sa souveraineté, elle tombe dans le piège de l’infantilisme politique. La conclusion à tirer est que sans le soutien de l’étranger, elle n’aura pas été capable avec sa propre armée d’assurer sa propre sécurité. Et le temps que la République Centrafricaine s’appuie sur le soutien de l’extérieur, sa sécurité est garantie, sitôt que cet appui s’effrite, le chaos s’installe. Ce qui est un véritable camouflet pour les autorités centrafricaines et tous les partisans du panafricanisme, car on ne peut pas lutter contre la présence militaire française en Afrique et jeter des fleurs à l’appui militaire de la Russie, même si l’on estime qu’elle marque une différence avec la présence militaire française en Afrique. 

Pour rester dans la dynamique de la diplomatie, l’on pourra se demander à quel type de politique étrangère nous avons affaire sous l’égide des autorités centrafricaines depuis la rencontre avec la Russie ? Et en quoi consiste-t-elle réellement ? Dans la logique de Marcel Merle, si l’on considère les activités politiques, la distinction de l’interne et de l’externe apparaît de plus en plus difficile à tracer. Sous l’influence de plusieurs facteurs qui combinent leurs effets, (progrès techniques et libération des échanges notamment), les frontières s’estompent de plus en plus entre le domaine de la politique intérieure et celui de la politique extérieure. La finalité de la diplomatie, c’est le renforcement de la souveraineté, la satisfaction des intérêts du peuple.

Or, dans l’espace CEMAC, en dehors du Tchad et de la Guinée Equatoriale, les représentations diplomatiques de la Centrafrique ne sont pas pourvues d’ambassadeurs. Même au Rwanda, la Centrafrique n’a pas d’ambassade. Dans les pays Africains de taille tels que le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Nigeria, les ambassades centrafricaines sont soit vides soit elles n’existent pas alors qu’un pays comme la République Centrafricaine a besoin de la diplomatie pour vaincre son enclavement. C’est la preuve que la politique étrangère de la RCA penche plus pour la mise en valeur de l’extérieur aux dépens de l’intérieur. Et cela pourrait s’apparenter à une sorte de politique étrangère téléguidée. Pour Marcel Merle : « L’externe est utilisé aussi bien comme menace et comme contrainte pour contenir la poussée des revendications internes que lieu de projection des remèdes et des ambitions destinées à satisfaire ces revendications ».

Cette approche est savamment entretenue dans l’intérêt des nouveaux maîtres de la République Centrafricaine car lorsque la politique étrangère se préoccupe de l’intérieur, elle donne l’occasion au peuple, souverain primaire d’exiger à ceux qui exercent le pouvoir en son nom de lui rendre compte. Aujourd’hui, ni le pouvoir de Bangui ni ses nouveaux partenaires, les Russes et les Rwandais n’en ont pas besoin dans un pays qui vit une crise de démocratie. Or, selon Pascal Boniface : « Le développement de la démocratie dépend principalement de trois facteurs : 1) Le niveau d’alphabétisation qui donne accès à l’information. Il est plus difficile d’émettre des revendications quand on est illettré. 2) Le niveau économique. On ne se rebelle quand on cherche seulement à survivre. 3) L’histoire nationale, la mémoire collective d’un peuple ». 

Cela est plus qu’inquiétant pour la République Centrafricaine qui a d’innombrables ressources naturelles mais qui manque cruellement d’infrastructures qui pourraient booster son économie. Cela est encore plus qu’inquiétant parce que lorsque les Gouvernants ne sont pas assujettis au devoir de reddition de comptes, la gestion du pouvoir n’est donc que vacuité. Ce n’est plus le pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple. C’est plutôt la domination des Gouvernants sur les Gouvernés. A prolonger la pensée, on s’apercevra que les partenaires du Centrafrique ne peuvent qu’assurer la sécurité du territoire mais le développement économique du pays est de la responsabilité des autorités politiques. Même si des conventions économiques ont été signées, c’est pour honorer la lourde facture des prestations sécuritaires fournies. Ces conventions sont qualifiées de « butins de guerre » déguisés.

Quoiqu’il en soit, au-delà de ces quelques réalités qui paraissent inquiétantes au niveau national, le retour de la Russie en Afrique subsaharienne a véritablement trouvé un point d’encrage en République Centrafricaine à partir de laquelle son rayonnement devra s’étendre à d’autres pays.

Les implications du duel franco-russe au-delà des frontières de la République Centrafricaine

En termes d’implications extra muros, la présence russe a permis de mettre en lumière les leurres de la sécurité collective au niveau sous-régional, régional voire international sans oublier qu’elle a aussi favorisé le rééquilibrage des relations entre les six Etats de la CEMAC et devrait inspirer d’autres Etats sur le continent.

De prime abord, l’on devra se pencher sur la question de la sécurité collective. Si la création des Accords de Coopération Régionale (ACR) a été encouragée par l’ONU, c’est parce qu’ils devraient permettre le maintien de la paix et de la sécurité d’une part, et de favoriser le développement économique de ces régions, d’autre part. Qu’est-ce qu’on a remarqué au niveau de l’Afrique Centrale ? L’adhésion de la République Centrafricaine à la CEMAC et la CEEAC ont donné des contre-témoignages au cours des trois dernières décennies à commencer par les premières mutineries de 1996. Tout porte à croire que dans la zone CEMAC et CEEAC, l’enclavement de la République Centrafrique s’accentue selon les cas ci-après cités.

En 2011, elle a perdu la présidence de la Commission de la CEMAC à cause de la turpitude du Cameroun qui devrait lui passer le flambeau mais qui s’obstinait à défendre le bilan sombre de son candidat arrivé en fin de mandat. Il y a eu aussi les agissements du Tchad qui voulait avoir le poste qui était pourtant tournant selon l’ordre alphabétique des Etats.

En 2012, avec le déclenchement de la crise politique, la CEEAC a dépêché la MICOPAX (FOMAC), la force militaire de la sous-région pour rétablir l’ordre en République Centrafricaine. Elle s’est plutôt révélée une force d’interposition. Qui plus est, la ligne rouge qu’elle était censée protéger au niveau de la ville de Damara, a été violemment par la coalition Séléka qui s’emparera du pouvoir en mars 2013.

En janvier 2014 à Ndjaména, Michel Djotodia et Nicolas Tiangaye respectivement Président et Premier Ministre de Transition ont été contraints à la démission devant les Présidents de la sous-région. Le parlement centrafricain a été convoqué dans la Capitale Tchadienne pour constater ladite démission. Même Catherine Samba-Panza qui a été élue Présidente de Transition après Michel Djotodia, a été mise au couloir à Malabo au cours d’une réunion des Chefs d’Etat de la sous-région.

Aussi, on ne peut manquer d’évoquer les maints cas de fermetures des frontières unilatéralement décidées par des pays comme le Tchad ou le Cameroun du fait de l’insécurité qui régnait en République Centrafricaine. Or, un pays comme le Tchad a été toujours été accusé de collision avec les groupes armés qui sévissent en Centrafrique et qui se servent de ses frontières comme base-arrière pour leurs opérations en Centrafrique. C’est encore au Tchad que les rebelles de la Coalition des Patriotes pour le Changement (CPC) de l’ancien Président et Général François Bozizé ont été accueillis comme exilés politiques.

En réalité, la sécurité collective est un véritablement mirage en Afrique Centrale. Elle ne vaut que pour un Etat faible comme la RCA car au Gabon, au Cameroun, en Guinée Equatoriale, au Congo Brazzaville et au Tchad, la sécurité et la défense du territoire sont de la responsabilité de l’Etat qui l’exerce comme un pan de sa souveraineté. Durant les trois dernières décennies, les autres Etats de la CEEAC ont connu des crises mais jamais ils n’ont été autant menacés comme en Centrafrique. Les menaces terroristes au Cameroun, le Coup d’Etat manqué au Gabon ou en Guinée Equatoriale, les attaques des groupes rebelles au Tchad n’ont pas touché le centre névralgique du pouvoir comme en Centrafrique. C’est pourquoi les forces de la MICOPAX ou bien de la FOMAC n’ont servi que pour les opérations de sécurisation de la République Centrafricaine.

Puis vint le temps du rééquilibrage des forces grâce à l’implication des forces bilatérales aux côtés des Forces Armées Centrafricaines (FACAs). Même si les rebelles n’ont pas été totalement anéantis après les contre-offensives qu’ils ont subies, il n’en demeure pas moins que la présence russe a été telle que les soutiens extérieurs dont les groupes armés bénéficiaient, ne sont plus visibles. Les nouveaux maîtres de Bangui ont provoqué un rééquilibrage des rapports de forces le jour où poursuivant dans le nord, des éléments de la CPC au niveau des trois frontières, ils ont affronté l’armée tchadienne sur le territoire tchadien. L’incident s’est déroulé à la fin du mois de mai 2021.

Quelques instants après, un autre incident a éclaté au mois d’octobre 2021 entre les forces bilatérales opérant en Centrafrique et l’armée tchadienne poussant les autorités des deux pays à multiplier les efforts diplomatiques pour juguler le conflit. Plus tard et en marge de la rencontre des Présidents Africains à Bruxelles avec les dirigeants de l’Union Européenne (UE), les Présidents Tchadien et Centrafricain se sont longuement parlé et ils ne pourraient ne pas évoquer le cas des leaders de la CPC en cabale au Tchad. Le fruit des efforts diplomatiques entre les deux pays, a été l’arrestation et le transfèrement du chef Anti-balaka Maxime Mokom à la CPI par Ndjaména.

 En effet, le 24 février 2022, les services de l’Agence Nationale de Sécurité (ANS) du Tchad ont arrêté le chef de guerre Centrafricain Maxime Mokom à la frontière et le remettre à la CPI alors que c’est avec la bénédiction de Ndjaména que les rebelles Centrafricains résident au Tchad depuis plusieurs mois déjà. Les sources diplomatiques soutiennent que Maxime Mokom n’aurait pas respecté l’accord avec les autorités tchadiennes. Selon la Feuille de route de Luanda, les rebelles Centrafricains en exil au Tchad ne devraient pas se livrer à des manœuvres militaires en attendant le dénouement des négociations avec les autorités de Bangui. Ce à quoi le Tchad s’est donné de veiller.

On en déduit que même si le régime de Ndjaména est protégé par Paris, le Tchad en l’état actuel, n’a plus les forces de faire et de défaire des hommes politiques en Centrafrique. A la fin du mois de février, selon une communication téléphonique interceptée par les autorités Tchadiennes, des membres de l’opposition ont tenté de rentrer en contact avec les hommes de Wagner en Centrafrique en vue de provoquer un changement de régime. Cette information a provoqué un tohu-bohu politique au Tchad et dans les pays sont impliqués d’une manière ou d’une autre dans le conflit centrafricain. Entre temps, les Russes sont en action avec grande pompe au Mali et on devrait entendre parler d’eux bientôt au Burkina-Faso et en Guinée Conakry.

Bibliographie

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FIN